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roman d'apprentissage - Page 4

  • Résidence Cairo

    « Je rêve encore de Cairo ». Cairo, c’est le titre original de La compagnie des artistes (traduit de l’anglais par Valérie Malfoy), troisième roman de Chris Womersley, né en 1968 à Melbourne. « Les bons artistes copient, les grands artistes volent » (Pablo Picasso) : l’épigraphe convient parfaitement à ce récit d’apprentissage. Dans les rêves d’un homme mûr – « Toute autobiographie est une espèce de confession. Voici la mienne » – persiste le souvenir d’un formidable trio, « Max, Sally et moi ».

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    Tom Button a dix-sept ans quand il arrive à Melbourne en janvier 1986, dans l’appartement de sa tante Helen récemment décédée. Elle habitait une résidence moderne de 1936, célèbre pour ses studios et deux-pièces pour célibataires. Au lycée, les goûts littéraires de Tom le marginalisaient. Ses sœurs aînées étaient mariées, ses parents divorcés, il se faisait un peu d’argent comme serveur et rêvait avec un copain de quitter l’Australie ensemble. Mais celui-ci l’a lâché : « Ce ne sont que des rêves ! »

    Seule sa tante le traitait en adulte, Tom a souvent pensé qu’elle était sa vraie mère. Aussi l’accord passé avec son père l’enchante : il s’installe dans l’appartement de Melbourne pour sa première année en Arts & Lettres et le remet en état. Il n’y a plus mis les pieds depuis cinq ans, depuis la brouille entre ses parents et sa tante dont on ne lui a jamais expliqué la raison. Le premier matin, après avoir fait connaissance avec Eve, six ans, qui a poussé sa porte par curiosité, Tom trouve dans le courrier de sa tante une enveloppe adressée à un certain Max.

    Il se renseigne : une voisine lui indique l’appartement de Max Cheever – un homme peu recommandable. Quand Tom sonne chez lui, Cheever est ivre et méfiant, mais prend la lettre. Plus tard, Tom trouve les clés de la Mercedes bleue de sa tante, cherche la voiture et l’essaie – elle est en parfait état de marche. Pour se procurer un peu d’argent, il se fait engager dans un restaurant comme plongeur.

    Après avoir entendu de chez lui, sans le vouloir, une conversation énigmatique entre Max et un ami sur la passerelle, il tombe sur eux quand il monte sur le toit pour y planter des herbes aromatiques dans les jardinières de sa tante. Max et Edward jouent au rami tout en buvant du whisky dans des tasses dès le matin. Ils échangent quelques mots et le soir même, Tom reçoit un mot glissé sous sa porte : Cheever l’invite à dîner.

    Max et sa femme Sally vivent dans un grand appartement (qui en réunit deux) encombré d’objets, le dîner a lieu sur le toit ; Max se révèle un hôte charmant, et James, son ami peintre, explique à Tom tous les dessous de la conversation. Quand le jeune homme confie qu’il va s’inscrire à la faculté, Max se montre très critique et l’encourage, s’il veut devenir écrivain, à plutôt les fréquenter, eux et leurs amis.

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    Photo Eugenia Lim http://assemblepapers.com.au/2012/06/18/the-cairo-romance-and-the-minimum-flat/

    Billard, cocktails, Max qui semble connu partout lui montre les endroits qu’il aime en ville, puis l’emmène au petit matin chez Edward et Gertrude Degraves, qui ont un atelier de peinture. Mais là tout se passe bizarrement : d’abord avec l’arrivée de « marchands d’art » à qui il faut cacher la présence de Tom, puis sa présentation à une certaine Anna Donatella surnommée « Le Cyclope », et enfin l’état lamentable dans lequel revient leur chien sur lequel quelqu’un a tiré. Tom ayant une voiture, on le réquisitionne pour aller chez le vétérinaire. Quand toute cette histoire se termine, Tom se rend compte qu’il a raté sa date d’inscription à l’université et est prêt à jeter son dossier d’inscription à la poubelle avant que surgisse une espèce de clocharde intéressée à qui il le donne.

    Le jeune homme passe ses premières semaines à Melbourne, « les plus belles » de sa vie, à découvrir le quartier, les gens, la « machine urbaine ». En dehors de son travail de nuit au restaurant, il est le quatrième membre d’un quatuor : Max et Sally, James et lui. Max est musicien, joue du piano, et quand la belle Sally chante pour eux, Tom tombe follement amoureux. James lui raconte le passé des Cheever, la fortune de Max qui n’a pas eu de formation scolaire traditionnelle, leurs problèmes. Quant à James, Tom découvrira qu’il est kleptomane.

    C’est alors (vers le milieu du roman) que Max vient lui rendre visite et le mettre dans le secret : ils ont l’intention de voler à la National Gallery of Victoria une nouvelle acquisition qui a beaucoup fait parler d’elle, une toile de Picasso. Le projet est double, qui devrait assurer la fortune de toute la bande : voler le tableau – ils ont déjà un commanditaire – et en faire une copie qu’ils restitueront à sa place. Ils ont besoin de Tom comme chauffeur. Puis ils partiraient tous en France, dans le Midi, mener la vie libre et facile dont ils rêvent.

    James lui conseille de se méfier de ces « timbrés » ; Edward et Gertrude, les apprentis faussaires, sont héroïnomanes. Quant à Sally, qu’on dit maltraitée par Max, terriblement jaloux, elle lui dira un jour : « Ne deviens pas comme nous ». Mais Tom est tellement fasciné par ces bohèmes et flatté de leur amitié pour lui qui n’a jamais connu ce genre d’attitude affectueuse, qu’il ne lui sera pas plus difficile de se laisser embrigader dans cette affaire que de tourner le dos aux études universitaires. La compagnie des artistes se mue alors en véritable suspense. Tom n’est pas au bout de ses surprises.

  • Je me haïssais

    Irving A moi seul Folio.jpg« Je me haïssais de chialer comme ça, mais je ne me maîtrisais plus. Le Dr Harlow nous avait dit que, chez les garçons, les torrents de larmes dénotaient une tendance homosexuelle à proscrire absolument. Inutile de préciser que cet abruti s’était bien gardé de nous expliquer comment ! En outre, j’avais entendu ma mère dire à Muriel : « Honnêtement, je ne sais plus quoi faire quand Billy se met à pleurer comme une fille ! »
    Et voilà que je pleurais comme une fille entre les bras musclés de Miss Frost – après lui avoir avoué que j’avais pour elle un béguin plus fort que pour Jacques Kittredge. Elle allait me prendre pour une sacrée chochotte !
    – Mon cher enfant, tu ne me connais pas. Tu ne sais pas qui je suis… Tu ne sais
    rien de moi, n’est-ce pas ? William ? N’est-ce pas ?
    – Je ne sais pas
    quoi ? bafouillai-je. Je ne connais pas votre prénom, admis-je à travers mes sanglots. »

    John Irving, A moi seul bien des personnages

  • Billy en tous genres

    A moi seul bien des personnages : en emportant en vacances le dernier roman de John Irving (In One Person, 2013, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun et Olivier Grenot), j’espérais retrouver le rythme endiablé de ses premiers romans – les péripéties inattendues n’y manquent pas – et je ne me doutais pas de tout ce qui se cachait derrière ce titre emprunté à Shakespeare repris en épigraphe : « Je joue à moi seul bien des personnages /  Dont nul n’est satisfait » (Richard II). 

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    Débutant par le portrait de Miss Frost, qui s’occupe de la Bibliothèque municipale, à qui le narrateur (à présent sexagénaire) doit et son premier émoi sexuel et son éveil littéraire (en relisant aussitôt après l’avoir lu pour la première fois De grandes espérances de Dickens, il décide de devenir écrivain), ce gros roman de près de six cents pages est l’histoire d’une vie sur ces deux registres : la magie des mots, le trouble des attirances physiques.

    Dans la troupe de théâtre amateur de First Sister (Vermont), la mère de Billy était souffleuse, son beau-père Richard Abbott acteur (ses parents avaient divorcé avant qu’il ait deux ans) et son grand-père qui adorait s’habiller en femme interprétait avec talent des rôles féminins. L’amour du théâtre, le besoin de jouer, la distribution des rôles, c’est l’univers familier dans lequel le garçon grandit en observant et en s’interrogeant sur bien des choses.

    Avant d’avoir le béguin pour Miss Frost, Billy se sentait déjà attiré par son beau-père, et ces béguins « soudains, inexplicables » qui l’envahissent à l’âge de treize ans lui donnent envie de lire des romans où des jeunes gens ressentent ce genre de choses. En découvrant, dans l’ordre, Tom Jones, Les Hauts de Hurlevent et Jane Eyre, Billy comprend qu’en littérature, « pour faire un voyage captivant, il suffisait d’une histoire d’amour à la fois crédible et terrible ».

    A quinze ans, l’arrivée d’une nouvelle famille d’enseignants, les Hadley, rapproche Billy de leur fille Elaine, qui a un an de moins que lui. Elle possède une voix étonnamment forte, une diction parfaite, et c’est elle qui fait remarquer à la mère de Billy qu’il n’arrive pas à prononcer correctement certains mots. Mais lorsqu’il entre à la Favorite River Academy, au contact de garçons de son âge, il se découvre « des penchants inavouables » qu’il garde pour lui, comme son admiration éperdue pour Kittredge, « le lutteur au corps superbe entre tous », dont Elaine aussi tombe amoureuse, bien qu’elle et Billy s’affichent par commodité comme un couple.

    A moi seul bien des personnages est donc d’abord une quête de soi. John Irving montre comment son jeune héros peine à se situer par rapport à la question du genre : ni homo ni hétéro, Billy se découvrira peu à peu, maladroitement, bisexuel – ce qui déplaît dans les deux camps. L’explosion des désirs, la recherche de l’âme sœur, les déguisements sociaux, sans compter les mises en scène successives auxquelles Billy prend part d’une manière ou d’une autre (ce qui nous vaut aussi d’intéressants commentaires sur les pièces), c’est une matière très romanesque et Irving excelle à y semer les rebondissements et les coups de théâtre.

    Mais l’accumulation des cas de figure – travestis, transsexuels, transgenres – et la description crue des pratiques sexuelles font dériver le roman vers une approche presque sociologique de l’évolution des mœurs dans la seconde moitié du XXe siècle, avec leur lot de souffrances tant morales que physiques, le sida, etc. « Avec l’âge, Bill, la vie devient une longue suite d’épilogues. » Ce trop-plein finit par étouffer la part sensible du récit, une fiction qui emprunte largement à la vie d’Irving lui-même. 

    « Quand j’ai commencé à penser à ce roman, je savais que j’allais écrire à propos d'un bisexuel de ma génération, à la première personne du singulier, je savais quels allaient être les autres personnages. Et que je devrais être sexuellement explicite comme l’étaient et le sont tous les écrivains gays que j’ai lus et admirés au fil des ans » a confié l’auteur (M.-Ch. Blais, John Irving : le monde selon Billy, La Presse).

  • La mariée

    « Les cloches ont commencé à sonner et, juste devant l’église, il y avait nous et la famille de Fanny, c’est comme ça qu’elle s’appelait, la mariée. Comme on n’avait pas de mère et pas de sœur, on avait collé mon frère au bras de sa fiancée, et vlan que tu entres ensemble par la grande allée. Arthur était tout pâle, et sa Fanny, guère mieux, dans sa robe un peu trop large, m’était avis que ce n’était pas la première fois qu’on la mettait, cette robe, qu’elle avait appartenu à quelqu’un qui était entré avec plus de cœur qu’eux deux qui allaient marcher au milieu de l’église vide. Les cloches battaient à toute volée et quand notre Roger est sorti pour l’accueil, ça m’a fait du bien de voir quelqu’un sourire, rapport à la tête que chacun faisait ici, et moi qui n’osais pas découvrir mes dents de peur de recevoir une rouste. »


    Geneviève Damas, Si tu passes la rivière

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  • Un ton, une voix

    Trouver le ton, faire entendre la voix singulière d’un personnage, c’est ce que réussit d’emblée Geneviève Damas dans Si tu passes la rivière (2011). Ce roman d’une centaine de pages donne la parole à François Sorrente, le plus jeune des fils de la ferme, qui garde les cochons – et les aime. « Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras pas les pieds  dans cette maison. » La menace a déjà été mise à exécution : Maryse, sa grande sœur, a filé de l’autre côté quand il était petit. Il ne l’a plus jamais revue. Son nom même n’est plus prononcé. Maryse manque à François qu’elle a si souvent rassuré, elle seule lui témoignait un peu d’affection : « Ça a été aux cochons aujourd’hui, Fifi ? » 

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    A présent, il n’y a plus que le prêtre, Roger, à lui lancer de son vélo : « Ça va, François ? » Intrigué par le sac que l’homme porte toujours en bandoulière, François lui a un jour barré le passage pour savoir ce qu’il y avait dedans. Le curé en a sorti un livre d’images, il a bien compris que le gamin avait envie qu’on lui en lise l’histoire, une histoire pieuse, c’était mieux que rien.

     

    « Mes frères, je n’en ai pas encore parlé. Jusqu’à présent, j’ai toujours dit les frères, comme s’ils formaient un lot, mais comment pourrais-tu savoir alors qu’ils sont deux si différents d’apparence, comme un grain de blé et un grain de seigle. » Jules a pris la place de Maryse à table, « il a la voix forte et les épaules qui vont avec. » Il s’occupe des machines, « ça le connaît. » François a reçu une taloche quand il a essayé de lui cacher Oscar, son cochon favori, mais Jules l’a saigné, « et le sang a commencé à battre » dans la tête de François - il a refusé d’en manger. Quelques mois plus tard, Jules lui a ramené un accordéon et François en a tiré « sa chanson de solitude et de liberté ».

     

    Le deuxième frère, le blond, Arthur, « beau comme un taureau », vend les produits de la ferme au marché. En réalité, il est le quatrième. Maryse était l’aînée, Jean-Paul, le troisième, s’est tué en tombant du toit. Même s’ils sont différents, les frères de François parlent pareil : « Moins on parle, mieux ça vaut, si tu as quelque chose à dire, tais-toi, si tu es content, tais-toi, si tu as du chagrin, tais-toi. Tais-toi, tais-toi, tais-toi. »

     

    Sa mère, François ne la connaît même pas en image, personne ne parle d’elle, même pas Maryse quand elle était encore là. Il a bien fouillé dans la chambre du père, un jour où il n’était pas là, mais il n’a trouvé que des photos des alentours de la maison, avec des fleurs partout, alors que son père n’en veut plus, et de l’autre côté de la rivière, une ferme, une grange, une étable, au lieu « des vieux murs brûlés qui branlent sans aucun toit dessus » dont personne ne lui a jamais raconté l’histoire.

     

    Privé d’Oscar, son confident, François choisit un autre cochon pour l’amitié, cette fois en secret, ce sera « Hyménée », une truie de presque deux ans qu’il a baptisée ainsi en souvenir d’une autre dont Maryse lui avait parlé autrefois. Il lui parle, mais, à dix-sept ans, même si les siens le traitent comme un attardé, cela ne lui suffit plus. Roger, qui l’a bien compris, lui a dit qu’il pouvait lui raconter des tas d’autres histoires un jour, s’il voulait, et un soir il se décide, va gratter à son volet. Le prêtre, torse nu, passe la tête à la fenêtre : « Pas ce soir, je suis occupé. » Le lendemain, quand il y retourne, François se surprend lui-même en répondant, quand le curé lui demande le genre d’histoire qu’il voudrait : « Pour y aller de l’autre côté de l’eau, Roger. »

     

    « J’ai dit ça, comme ça, pour me sortir d’un mauvais pas, et v’là que je me mettais dans un autre, à penser traverser la rivière, moi aussi, sans y prendre garde, contre la défense du père, et je me suis dit que les ennuis commençaient. » A l’indifférence, au silence, à la dureté, François préfère les mots de Roger, ou ceux de la vieille Lucie qu’il est allé chercher un jour où le père s’était senti mal, et que celui-ci a chassée de la maison parce qu’elle avait osé lui dire : « Tu dois lui dire la vérité, Jacques, sinon cela te poursuivra jusque dans la mort. »

     

    François prend goût à s’éloigner de la ferme, à marcher dans les rues du village où il ne s’est rendu que rarement, comme pour l’enterrement de son frère. « Ce qui est bien, quand tu te promènes, c’est que parfois tu croises des gens, et alors ils te saluent, toi tu les salues, et c’est un peu comme si tu n’étais plus un inconnu. » Il parle avec la grosse Amélie qui étend son linge sur le côté de la maison et qui l’invite à boire un coup. Il pousse la grille du cimetière, où il y a tant de noms sur les pierres qu’il ne pourra jamais trouver la tombe de son frère, lui qui ne sait pas les déchiffrer. C’est encore vers Roger qu’il se tourne alors pour qu’il lui apprenne à lire : « Je n’ai pas peur. J’ai fini d’être un crétin. »

     

    L’histoire que François voudrait qu’on lui raconte, c’est la sienne, celle de sa famille, celle de sa mère. Il veut savoir d’où il vient. Si tu passes la rivière est le récit d’une quête personnelle née d’une absence et de secrets trop longtemps gardés. Peu à peu, il va s’en rapprocher. Geneviève Damas nous fait littéralement entrer dans la tête et le cœur d’un garçon sensible qu’on traite comme un idiot et qui cherche son chemin à travers les mots. Après des nouvelles et des textes pour la jeunesse, en plus de son travail de théâtre, ce premier roman émouvant de la comédienne et metteuse en scène belge a remporté le prix Rossel 2011. Le monologue de François trouvera sans doute, un jour ou l’autre, on le lui souhaite, une voix de comédien pour le dire. Mais n’attendez pas pour aller à sa rencontre.

     

    & Bonne fête !

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